La Fracture
« Papa, tu sais quels sont les points communs entre la guerre d’Algérie et l’alcool ?
J’en ai trouvé trois : le silence, le tabou, et la honte.»
Lorsqu’elle était enfant, celle qui prononce ces mots voyait son père comme un héros. Le genre de héros à qui elle voulait ressembler plus tard. Et puis, le temps a fait son œuvre. La fille a grandi, et le héros a vieilli, basculant peu à peu dans les anfractuosités de sa propre mémoire, dans les sillons tortueux de la vie, comme pour chercher quelque chose, pour rattraper un manque, ou bien pour s’oublier. Jusqu’au jour où la jeune femme a décidé de couper les ponts. De ne plus voir son père. Petit à petit, elle l’a gommé de ses souvenirs, comme un vieux dessin qui s’efface…
Dans ce seule-en-scène à vif, Yasmine Yahiatène part sur les traces d’Ahmed, ce père dont elle a dû se résoudre à faire le deuil de son vivant. Utilisant la vidéo et le mapping comme matières premières et partenaires de jeu, elle sonde les failles de cette relation douloureuse et interrompue, pour retrouver son chemin parmi les fragments d’héritage qu’elle porte en elle et qui lui semblent si lointains. D’archives personnelles en documents historiques, les images s’entremêlent, et la mémoire d’Ahmed se recompose, par bribes : ses origines kabyles, son exil vers la France, en pleine révolution. La perte de sa langue maternelle, qu’il délaisse en assimilant peu à peu la culture de la puissance coloniale. Mais aussi la liesse, la finale de la Coupe du Monde 98, les deux buts de Zidane, version glorieuse d’une mémoire franco-algérienne peuplée de cicatrices. Et, entre ces deux rives, l’alcool, comme un mauvais remède face à ce passé décomposé.
Yasmine Yahiatène co-signe La Fracture, un premier spectacle aussi pudique que troublant, réalisé avec son équipe de créateur·ices. Par un jeu subtil d’évocations orales et de superpositions visuelles, elle se glisse dans les brèches de son histoire familiale, et transforme la scène en un terrain d’enquête et de réparation. Saisissant à bras-le-corps cette succession de traumatismes vécus, de blessures transmises de génération en génération, elle utilise la puissance des mots, des images et de la fiction pour reconstruire sa propre histoire, et défricher de nouveaux sentiers de résilience intime et collective.
Lauréat du Prix du jury des jeunes au Festival Fast Forward 2022 (Dresden, DE)
Nommé au Prix Maeterlinck de la Critique 2023 dans la catégorie Meilleure Scénographie 2023
Lauréat du Prix Lycéen au Festival Impatience 2023 (Paris, FR).
Prolixe sur ses intentions et le chemin qui a mené à cette création, [Yasmine Yahiatene] livre en une petite heure un objet de peu de mots. Choisis et rares, ils s’insinuent avec la puissance de la simplicité dans une composition graphique où le dessin et la vidéo s’articulent avec brio.
Marie Baudet – La Libre